Edgard Morin : Terre-Patrie, Seuil, mai 1993
Edgard Morin : Terre-Patrie, Seuil, mai 1993, 216 pages.
La terre est un concept récent et notre système de pensée est insuffisant pour en comprendre les différentes facettes. Cette idée qui architecture le dernier ouvrage d’Edgar Morin n’est pas nouvelle et depuis une trentaine de livres, l’auteur a déjà largement posé les fondements de la seule pensée apte à nous ouvrir des chemins inédits : la pensée complexe. L’intérêt de Terre-Patrie est de nous présenter non pas un aboutissement, car nous pouvons faire confiance à l’auteur pour ne pas sarrêter en si bon chemin, mais une somme majeure, une synthèse particulièrement claire de ce vers quoi semblaient tendre ses précédents ouvrages, depuis La nature de la nature en 1977 jusqu’à son Introduction à la pensée complexe en 1990, en passant par Science avec conscience en 1982.
Nous ne sommes qu’au cinquième siècle de l’ère planétaire, précisément depuis 1521, date à laquelle Magellan, grâce à son tour du monde, expérimente définitivement la rotondité de la terre. Et ce n’est que par les guerres mondiales, l’interpénétration économique, le poids des médias, qu’Edgar Morin nomme la télé-participation planétaire, et l’émergence des grands problèmes écologiques que nous sommes réellement entrés dans une civilisation planétaire, dans une nouvelle patrie : la terre, ce « grain de poussière cosmique ».
La difficulté à comprendre notre monde provient des catégorisations de la pensée. Comme Edgar Morin le notait dans Science avec conscience, « Les sciences humaines n’ont pas conscience des caractères physiques et biologiques des phénomènes humains. Les sciences naturelles n’ont pas conscience de leur inscription dans une culture, une société, une histoire. Les sciences n’ont pas conscience de leur rôle dans les sociétés. Les sciences n’ont pas conscience qu’il leur manque une conscience. »
Jamais nous ne pourrons progresser dans notre perception du monde si nous en restons au compartimentage disciplinaire et aux « scléroses universitaires » qui empêchent les articulations entre les domaines du savoir. Il nous faut pour cela une science multidimensionnelle qui jetterait des passerelles entre le biologique, le sociologique, l’économique, l’historique, le psychologique. Et ce remembrement du savoir ne peut provenir que d’une méthode nouvelle dont Morin avait jeté les bases dans son ouvrage de référence en 4 tomes : La Méthode (1 – La nature de la nature, 2 – La vie de la vie, 3 – La connaissance de la connaissance, 4 – Les idées. Leur habitat. Leur vie. Leurs mœurs.). Sans cette méthode, qui permet de mieux traduire la complexité du réel, nous sommes condamnés à la parcellisation du savoir et à la pensée réductrice, mutilante et cataloguante.
Ce type de pensée ne peut que donner forme à des systèmes technobureaucratiques de dilution et de perte de responsabilité qui « favorisent les rigidités de l’action et le laxisme de l’indifférence, contribuent à la régression démocratique dans les pays occidentaux où tous les problèmes devenus techniques échappent aux citoyens au profit des experts et où la part de vision du global et du fondamental laisse libre cours aux idées parcellaires les plus closes mais aussi aux idées globales les plus creuses »… Et l’auteur de citer de multiples exemples de projets techno-bureaucratiques où une dimension est oubliée : barrage d’Assouan, installation de Fos-sur-Mer, affaire du CNTS, etc.
Pour Edgar Morin, le symbole type du réductionnisme en sciences humaines relève de la science économique, science incapable de s’ouvrir aux autres domaines du savoir, science socialement et humainement la plus arriérée, science impérialiste qui réduit tout phénomène humain dans une gangue économistique : « En même temps, l’accentuation de la compétition économique entre nations, notamment dans une conjoncture de dépression économique, favorise la réduction du politique à l’économique, et l’économique devient le problème permanent ; comme il y a simultanément crise des idéologies et des idées, la reconnaissance du primat de l’économie détermine un consensus mou qui affaiblit le rôle démocratiquement vital du conflit d’idées. »
On le voit, l’appel est particulièrement ambitieux. Il s’agit de rompre avec des siècles de catégorisation de la pensée et de défricher les terres nouvelles de la pensée complexe, que Morin refusait de définir dans son ouvrage antérieur Introduction à la pensée complexe, car « la complexité ne saurait être quelque chose qui se définirait de façon simple. La complexité est un mot problème et non un mot solution ». Toutefois cette pensée complexe, qui relie au lieu de disjoindre, présente certaines caractéristiques. Elle est ainsi :
– radicale (à la racine des problèmes),
– multidimensionnelle,
– organisatrice ou systémique,
– écologisée, dans le sens où elle considère l’objet étudié dans son environnement,
– incertaine, c’est-à-dire qui puisse négocier avec l’incertitude.
Pour conclure, Edgar Morin prône « l’Evangile de la perdition ». Celui-ci est une religion mais dans son sens étymologique (re-ligerer = relier), c’est-à-dire un mode de pensée qui ne soit plus une idéologie du progrès mais qui correspondrait à notre nouvelle ère planétaire ouverte sur l’incertitude et l’abîme et qui ferait sien le mot d’Hölderlin : « Là où croît le péril, croît ce qui sauve ».
L’ouvrage est d’autant plus intéressant qu’il interpelle le lecteur et l’amène à réfléchir en permanence sur son mode de pensée et sur les modalités de son activité professionnelle.
On regrettera toutefois l’emploi d’un jargon qui n’est peut-être pas indispensable, même dans le cadre de la pensée complexe. L’auteur ne pouvait-il pas décrypter ce « saut qualitatif/quantitatif et la discontinuité radicale entre la plus complexe des organisations macromoléculaires et l’auto-éco-réorganisation vivante, qui est, répétons-le, de nature communicationnelle-informationnelle-communicationnelle ». On peut être également agacé devant l’ampleur des références à ses propres travaux. Sur 44 renvois à des recherches ou travaux, on en dénombre 27 à ceux d’Edgar Morin.
Au total, un livre que nous ne pouvons que recommander à tous ceux qui souhaitent se familiariser avec un des essayistes les plus innovants et les plus ambitieux.