A l’occasion de la parution de projets de directive de la Commission européenne pour faciliter la durée de vie des produits, j’ai été interviewé par le magazine belge « Le Vif ». L’interview est parue le 21 avril 2022.
Le Parlement européen a fixé ses exigences en matière de «droit à la réparation» des produits. Une modification des directives sur la vente est attendue fin 2022. Pour le Pr Thierry Libaert, collaborateur du Earth and Life Institute et membre du Comité économique et social européen, mieux informer le consommateur est devenu une priorité.
Qu’est-ce que ces critères de durabilité changeront pour le consommateur?
Le 30 mars, la Commission européenne a publié un plan «économie circulaire». En tant que conseiller au Comité économique et social européen, j’ai été désigné pour présenter un avis sur ce projet de directive qui comprend deux volets. Celui des allégations environnementales trompeuses – le greenwashing – et celui de la durabilité et de la réparabilité. L’idée principale est de permettre au consommateur de savoir si un produit est réparable ou pas, et à quelles conditions. Que pour chaque achat, il puisse se référer à un indice de réparabilité basé sur trois critères: la disponibilité – devrai-je attendre longtemps pour que mon objet soit réparé? –, le prix et un critère qui tient plus de l’ordre de la facilité – pourrai-je le réparer moi-même? En fonction de ces critères, on aura sur les étiquettes un jeu de couleurs, allant du vert au rouge. On a donc deux aspects: celui qui concerne directement la vie du consommateur à travers une meilleure information et celui qui vise une interdiction des mécanismes d’irréparabilité. Il y a deux ans, quand on achetait un iPad ou un iPhone, on savait qu’on ne pouvait pas le faire réparer. Parfois, il était même impossible de changer la batterie en raison des mécanismes d’impossibilité totale de réparation mis en place par les fabricants. Aujourd’hui, ces pratiques sont interdites.
Tous les Etats européens n’ont pas adopté la même législation. En France, l’obsolescence programmée est un délit depuis 2015. En Belgique, les choses traînent…
Il est vrai que peu de pays ont adopté une législation spécifique. Mais au-delà des éventuelles condamnations pour ces motifs, l’enjeu est surtout le risque en termes d’image pour les marques. Les fabricants que j’ai rencontrés il y a quelques années faisaient en sorte que l’objet ne soit pas réparable pour qu’il ait une mort «propre». Pour une imprimante, par exemple, ils pouvaient craindre que des problèmes de jet d’encre surviennent avec le temps et que le consommateur en soit excédé. Avec l’obsolescence programmée, au moins, le client avait le sentiment que l’objet avait bien fonctionné jusqu’au bout. Aujourd’hui, il n’existe pas de législation européenne forte contre ce sabotage organisé du produit mais donner une meilleure information sur sa qualité et sa durabilité est un pas en avant.
Faire endosser la responsabilité au consommateur, c’est un moyen de ne pas trop forcer la main aux fabricants…
Je ne peux pas dire le contraire. En plus, le dispositif comprend une relative faiblesse: l’absence de contrôles prévus. C’est-à-dire qu’on fait confiance au producteur pour informer le plus rigoureusement possible. En France, depuis le 1er janvier 2021, la réparabilité est affichée sur le produit. Il y a un mois, un rapport d’évaluation a mis en évidence que, globalement, le système fonctionne mais que, comme il est basé sur l’autodéclaration des producteurs, ceux-ci racontent ce qu’ils veulent. Ils considèrent que c’est presque de la publicité qui leur est offerte et donc qu’ils peuvent dire que leurs produits sont totalement réparables. Pour le moment, il n’y a aucun contrôle, ni aucune sanction.
Pourquoi cette absence de vérifications et de pénalités?
Les fabricants ont tout intérêt à jouer le jeu d’un label
Comme les producteurs considèrent qu’une charge supplémentaire leur est imposée, ils ont tenté de faire du lobbying pour retarder la mise en place des sanctions. Sans doute que les pouvoirs publics ont transigé en disant: «Ok, vous déclarez et puis, on verra.» Maintenant que c’est lancé, la deuxième étape consiste à renforcer le dispositif de contrôle. Mais je pense que les entreprises ont aussi intérêt à aller dans ce sens.
Quel serait leur intérêt?
Les études sur le sujet relèvent que, dans un premier temps, on a beaucoup abordé le problème sous l’angle environnemental. En devenant réparable, le produit dure et engendre moins de déchets. Et la filière électrique et électronique en «produit» douze millions de tonnes par an. En amont, c’est aussi moins de matière première. Les smartphones, par exemple, nécessitent des dizaines de métaux différents. Dans un deuxième temps, on a pris en compte les aspects sociaux. On a alors observé, en quelques années, une chute de 16% des PME de réparation en Europe, donc une forte perte d’emplois dans ce secteur. On peut aussi estimer que les entreprises européennes ont intérêt à jouer le jeu d’un label «made in Europe» qui, dans l’esprit du consommateur européen, signifiera que c’est robuste, réparable et durable. C’est excellent pour leur réputation. La plupart d’entre elles l’ont compris. D’autant que les sociétés qui se trouvaient dans la fenêtre de tir, clairement, sont asiatiques ou américaines.
L’autre intérêt serait de répondre à la problématique de l’approvisionnement en métaux pour batteries…
Je n’ai pas connaissance d’études sur le sujet mais, sur le terrain, on a bien remarqué l’importance des questions relatives métaux rares et à la souveraineté, puisque la plupart d’entre eux se trouvent en Asie du Sud-Est ou en Amérique du Sud. On note également quelque chose de l’ordre du fatalisme dans le système économique mondial: il sera toujours compliqué de prôner la réparation si on peut acheter une tablette en provenance d’Asie à deux cents euros mais qu’il faut en débourser 150 pour la rafistoler. Le coût de la main-d’œuvre pour la fabriquer ne représentera pas grand-chose tandis que pour la faire réparer près de chez vous, il sera forcément plus élevé. C’est pour ça qu’il faut évaluer quels sont les produits sur lesquels on peut vraiment faire jouer la réparabilité. Parce que si l’Europe veut se positionner sur le créneau des coûts moindres, elle ne s’en sortira jamais.
Peut-on réellement changer les modes de consommation sans freiner la progression des plateformes de commerce en ligne qui vendent des produits à des prix dérisoires?
Une enquête menée auprès de trois mille personnes en République tchèque, en Espagne et dans le Benelux a démontré que les consommateurs notent immédiatement, sur le packaging, la présence d’une étiquette mentionnant si c’est durable ou réparable. Mais aussi que l’aspect inégalités sociales est, pour eux, important. Les plus pauvres achètent généralement les produits d’entrée de gamme, qui tombent le plus vite en panne et ne sont pas toujours réparables. Ils finissent alors par glisser dans une spirale de surendettement permanent. On s’est aperçu qu’en fournissant l’information que le produit est facilement réparable, les plus défavorisés acceptaient de se serrer la ceinture pour acheter des biens plus élaborés mais avec la certitude qu’ils tomberont en panne moins rapidement et qu’au final, ils y gagneront.